Sommaire de l'article
ToggleI – Introduction
Le 3 juillet 2024, la chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu l’arrêt Clamageran. Pour rendre sa solution, elle fait référence aux célèbres arrêts Bootshop Myr’Ho (Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255) et sucrerie de bois rouge (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963).
II – Analyse de l’arrêt Clamageran
A – Les faits
En l’espèce, la société Aetna Group France (A) confie à la société Clamageran (B) la manutention de ses machines. Ainsi que leur déchargement. Les deux sociétés concluent donc un contrat de prestation de services en novembre 2014. Mais durant la prestation, un employé de la société Clamageran endommage une des machines. La société Aetna Group Spa (A) obtient alors une indemnité de son assureur, la société Itas Mutua (C).

B – La procédure
Dès lors subrogée dans les droits de son assurée, la société Itas Mutua assigne la société Clamageran. En effet, elle agit en responsabilité contractuelle afin d’obtenir des dommages et intérêts. Le jugement accueille cette demande.
La société Clamageran interjette donc appel. L’affaire est débattue à l’audience devant la Cour d’appel le 25 juin 2020. Puis, les parties sont invitées par la Cour d’appel. Elle doivent présenter leurs observations sur la nature délictuelle de l’action exercée à l’encontre de la société Clamageran. Et non sur la nature contractuelle de l’action.
La Cour d’appel de Paris décide, dans un arrêt rendu le 21 janvier 2021, de condamner la société Clamageran. En effet, celle-ci doit payer à la société Itas Mutua la somme de 100 000 euros. La Cour d’appel la déclare également responsable sur le fondement délictuel.
C – Moyen du pourvoi
La société Clamageran forme un pourvoi en cassation. Elle reproche à la Cour d’appel de l’avoir déclarée responsable sur le fondement délictuel. En raison des dommages résultant de la faute contractuelle. Faute commise dans l’exécution du contrat de prestation de service conclu avec la société Aetna Group France.
Alors que « la cour d’appel ne peut modifier le fondement juridique des prétentions des parties sans rouvrir les débats« .
Pour la société Clamageran, la Cour d’appel n’a pas rouvert les débats. Elle a simplement invité les parties à présenter un note en délibéré sur ce point. Elle a donc violé la loi. En effet, la Cour d’appel a affirmé que les clauses limitatives de responsabilité invoquées par la société Clamageran étaient inopposables à la société Itas Mutuas. Comment ? en substituant un fondement délictuel à l’action en responsabilité contractuelle exercée par la société Itas Mutuas contre la société Clamageran.
La société demanderesse estime que les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les cocontractants sont opposables au tiers. Aux tiers qui invoquent l’inexécution de l’obligation contractuelle sur le fondement délictuel.

D – Les problèmes de droit
Un tiers peut-il engager la responsabilité du contractant fautif au regard du seul manquement contractuel ? ou le tiers doit-il établir une faute délictuelle distincte de ce manquement contractuel ?
Un tiers peut-il se voir opposer une clause limitative de responsabilité insérée dans le contrat ?
E – La solution de la Cour de cassation
Au visa des articles 1134 et 1165 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, et l’article 1382, devenu 1240, du même code , la Cour de cassation va dans le sens de la société Clamageran et considère que la Cour d’appel a violé les texte susvisés.
1 – Maintien des jurisprudences Bootshop et Sucrerie de bois rouge
La Cour de cassation rappelle qu’un tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage (arrêt Bootshop Myr’Ho ). Elle rappelle également que si le tiers à un contrat établit un lien de causalité entre ce manquement contractuel et le dommage qu’il subit, il n’est dans ce cas pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement (sucrerie de bois rouge).
Le tiers peut donc toujours fonder son action sur le terrain délictuel tout en invoquant le contrat.
Mais désormais, pour la chambre commerciale, le tiers ne peut plus être traité plus favorablement qu’une partie au contrat.
2 – Abandon de l’inopposabilité des clauses limitatives de responsabilité au tiers
En effet, pour « ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants.«
Cela signifie qu’à partir du moment où un tiers invoque un manquement contractuel sur le fondement délictuel, il doit s’attendre à subir les clauses limitatives de responsabilité insérées dans le contrat,. Même s’il n’est pas une partie au contrat.
Autrement dit, si le tiers invoque le contrat, il se verra opposer l’entier contrat et, en particulier, les clauses limitatives de responsabilité stipulées entre les parties au contrat.
III – Portée de l’arrêt Clamageran
A – Avant l’arrêt Clamageran
1 – Ne pas confondre Bootshop avec la responsabilité contractuelle
a – Explications
Pour bien comprendre la solution de l’arrêt Clamageran, il est nécessaire d’en comprendre les contours. Il ne faut donc pas confondre l’arrêt BOOTSHOP avec la responsabilité contractuelle puisque tous les deux impliquent de démontrer l’existence d’un manquement contractuel.
Arrêt BOOTSHOP Ass.plén. 6 octobre 2006 |
On invoque certes un manquement contractuel, mais l’action est de nature extracontractuelle. |
Responsabilité contractuelle Articles 1231 et 1231-1 du Code civil |
On invoque un manquement contractuel, mais l’action est de nature contractuelle. |
Selon les articles 1240 et 1241 du Code civil, la responsabilité délictuelle du fait personnel suppose la réunion de trois conditions : une faute, un dommage et un lien de causalité entre la faute et le dommage.
En matière délictuelle, la faute peut consister en :
- Une violation d’une prescription légale (d’un texte légal).
- Le fait d’avoir eu un comportement qui n’était pas celui d’une personne raisonnable.
- Un abus de droit subjectif.
- Un manquement contractuel, depuis l’arrêt BOOTSHOP.
Il suffit donc d’établir un manquement contractuel pour caractériser une faute délictuelle.
Selon les articles 1231 et 1231-1 du Code civil, la responsabilité contractuelle suppose la réunion de trois conditions de fond et une condition de forme : un manquement contractuel, un dommage , un lien de causalité et une mise en demeure préalable (sauf inexécution définitive).
b – Exemple concret
Imaginons : vous êtes maître d’ouvrage et vous avez recours à un maître d’oeuvre qui fait appel à un jardinier pour éradiquer le lierre qui grimpe sur le mur de votre château.

Un contrat a donc été conclu entre le jardinier et le maître d’oeuvre. Malheureusement, le jardinier n’a pas atteint le résultat promis puisque le lierre a repoussé et toutes les pierres de votre château ont été recouvertes de lierre à nouveau.
En tant que maître d’ouvrage, vous allez donc agir en responsabilité délictuelle à l’encontre du jardinier. En effet, la chaîne de contrats est ici non translative de propriété. Dès lors, votre action est de nature délictuelle.
Plus précisément, vous allez agir sur le fondement des articles 1240 et 1241 du Code civil. Vous allez devoir prouver une faute, un dommage et un lien de causalité entre les deux. Au stade de la faute, vous allez pouvoir invoquer le manquement contractuel issu du contrat conclu entre le jardinier et le maître d’oeuvre. Un manquement contractuel est donc invoqué, mais sur le fondement délictuel.
Il ne faut donc pas confondre cette solution rendue par l’arrêt BOOTSHOP avec la responsabilité contractuelle. En effet, l’action en responsabilité contractuelle pourrait éventuellement être engagée contre le jardinier, mais par le maître d’oeuvre, et non par le maître d’ouvrage cette fois, si les toutes les conditions sont réunies.
C’est ce même manquement contractuel qui va permettre à l’un, d’agir sur le fondement de la responsabilité délictuelle à l’encontre du jardinier et à l’autre, d’agir sur le fondement de la responsabilité contractuelle à l’encontre du jardinier.
2 – Pourquoi les jurisprudences Booshop et sucrerie de bois rouge sont injustes pour les parties ?
a – Concernant les parties au contrat
Dans l’arrêt BOOTSHOP, la Cour de cassation estime que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage.
L’arrêt SUCRERIE DE BOIS ROUGE vient préciser que cette solution s’applique quoi qu’il en soit, que le manquement contractuel invoqué concerne une obligation de moyens ou de résultat. Donc tout manquement contractuel est pris en compte.
Ce qui était une bonne nouvelle pour le tiers au contrat. Il se retrouvait ainsi dans une position plus favorable que les parties au contrat elles-mêmes.
Pourquoi ? Et c’est d’ailleurs ce point qui va vous permettre de comprendre la solution de l’arrêt Clamageran.
Imaginez : deux personnes ont conclu un contrat ensemble. Le créancier d’une obligation mal exécutée ou inexécutée subit donc un dommage. Il peut agir en responsabilité contractuelle contre son cocontractant débiteur en invoquant un manquement contractuel (on l’a vu avec l’exemple du jardinier et du maître d’oeuvre).
Mais « en contrepartie », le créancier pourra se voir opposer toutes les clauses du contrat qui encadrent la responsabilité de son débiteur (une clause limitative de responsabilité ou encore une clause pénale par exemple, à condition qu’elles soient valables). Et c’est tout à fait normal, c’est ce que permet le droit.
(Donc si on reprend l’exemple du jardinier : si le maître d’oeuvre agit contre le jardinier, le jardinier pourra par exemple lui opposer une clause limitative de responsabilité qui a été insérée dans leur contrat).
b – Concernant les tiers au contrat
De son côté, le tiers au contrat peut lui aussi invoquer le manquement contractuel, mais cette fois, sur le terrain délictuel (arrêt BOOTSHOP).
Toutefois, la différence, c’est qu’avant l’arrêt Clamageran, et en qualité de tiers au contrat, il ne pouvait pas se voir opposer les clauses du contrat qui limiteraient la responsabilité du débiteur.
Dans notre exemple, il était impossible pour le jardinier d’invoquer une clause limitative issu du contrat conclu entre lui et le maître d’oeuvre, à l’encontre du maître d’ouvrage. Cela veut dire que le maître d’ouvrage avait l’avantage de pouvoir se servir du manquement contractuel issu d’un contrat auquel il n’était même pas partie, et que le jardinier avait le désavantage de ne même pas pouvoir se servir des clauses du contrat qui venaient limiter sa responsabilité, alors qu’il était une partie au contrat.
Pourquoi une clause ne pouvait-elle pas être opposée au maître d’ouvrage ? parce qu’on le considérait toujours comme un tiers au contrat. En clair, on n’oppose pas une clause à quelqu’un qui ne fait pas partie du contrat. La situation était donc un peu « injuste » pour la partie au contrat.
B – Depuis l’arrêt Clamageran
1 – Opposabilité des clauses limitatives au tiers
C’est pourquoi la chambre commerciale de la Cour de cassation estime que « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même », le tiers à un contrat, qui invoque un manquement contractuel, sur le fondement des articles 1240 et 1241 du Code civil, peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants.
En l’espèce, le contrat stipulait une clause limitative de responsabilité qui peut donc, désormais, être opposée au tiers.
Par conséquent et pour reprendre notre exemple, le jardinier peut désormais tout à fait opposer une clause à son avantage à l’encontre du maître d’ouvrage. Ce qui n’était pas possible avant 2024.
2 – Extension de la solution à tout tiers invoquant un manquement contractuel
1 – Explications
Au regard de l’exemple précédent, la solution rendue par la Cour de cassation, dans son arrêt Clamageran, s’étend donc à tout tiers qui souhaiterait se prévaloir d’un contrat mal exécuté ou inexécuté. C’est notamment le cas du maître d’ouvrage victime d’une mauvaise exécution du contrat de sous-traitance, dans le cadre de chaînes de contrats non translatives de propriété. Comme vu précédemment.
2 – Exemple avec une clause limitative de responsabilité
Un contrat conclu entre un sous-traitant et un maître d’oeuvre comporte une clause limitative de responsabilité.

Si le maître d’ouvrage agit contre le sous-traitant en responsabilité délictuelle et qu’au stade de la faute, il invoque le manquement contractuel commis par le sous-traitant dans ses rapports avec le maître d’oeuvre, et qu’il y a une clause limitative de responsabilité dans le contrat conclu entre le sous-traitant et le maître d’oeuvre, alors le sous-traitant pourra opposer cette clause au maître d’ouvrage.
Autrement dit, le tiers à un contrat qui invoque un manquement contractuel sur le fondement délictuel peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité que le défendeur (sous-traitant ici) aurait pu opposer à son cocontractant direct (maître d’oeuvre ici).
IV – Comprendre l’arrêt Clamageran à travers les chaînes de contrats
Pour résoudre n’importe quel cas pratique portant sur le thème des chaînes de contrats translatives et non translatives de propriété, vous trouverez dans mon podcast et son support écrit, toutes les étapes de raisonnement à respecter le jour J. Ce sont des trames de raisonnement déjà préparées avec, en complément, des schémas et exemples : cliquez ici pour avoir un aperçu.
En outre, cette formation met l’accent sur l’arrêt Clamageran. Mais elle insère également cet arrêt dans le mécanisme des chaînes de contrats pour une parfaite maîtrise de la transversalité de votre cours.

Vous pouvez également découvrir l’ensemble des trames de raisonnement spécifiques à chaque thème sur mon site.
Ici, ma vidéo sur l’arrêt Clamageran :